Seul dans la tempête

Seul dans la tempête Par Pierre Calvé



Note de l'auteur: ce conte est inspiré d'une histoire vraie vécue par mon grand-père, Télesphore Calvé qui, avant d'être barbier à Maniwaki pendant plus de 60 ans,
a été charretier avec ses chevaux "canadiens", d'abord dans les chantiers, puis en tant qu'employé par un hôtelier de Maniwaki et chargé d’aller chercher les voyageurs arrivant par le train à la gare de Gracefield.


Nous sommes à la gare de Gracefield, vers le milieu de l’après-midi, le 29 décembre 1902. Un grand jeune homme à la forte carrure et bien emmitouflé dans son gros manteau d'étoffe est assis sur le banc de son traîneau attelé à deux fiers chevaux noirs, attendant impatiemment l'arrivée du train, déjà très en retard, venant d'Ottawa. La nuit approche et un ciel lourd et noir à l'horizon laisse présager une forte tempête de neige.


En 1902, le train ne se rend pas encore à Maniwaki (ce qu'il ne se fera que deux ans plus tard) et ce jeune homme, du nom de Télesphore, est chargé, pour le compte de l'hôtel où il travaille en tant que charretier, d'aller chercher à Gracefield les voyageurs arrivant par le train et de les conduire à Maniwaki, à une quarantaine de kilomètres plus au nord.

Or ce jour-là, il n'y a qu'un seul passager descendant du train et ce passager,
c'est le cadavre d'un homme, résident de Maniwaki, mort d'un accident de travail à Hull quelques jours plus tôt.

Sitôt le train arrivé, Télesphore s'empresse de faire porter le cercueil sur son traîneau et prend aussitôt la route de Maniwaki, après avoir allumé les lanternes à l'huile aux quatre coins du traîneau. Les chevaux, de race « canadienne" (et surnommés « les petits chevaux de fer » tant ils sont forts et vaillants), partent au trot, faisant teinter les grelots accrochés à leur harnais à l'occasion du temps des Fêtes. Mais une fine neige a déjà commencé à tomber et peu avant Bouchette, celle-ci, poussée par de fortes bourrasques, devient dense au point qu'Il est très difficile de distinguer la route dans cet espace tout blanc ou ciel et terre se confondent. Au début, les chevaux, habitués au trajet, s'orientent sans trop de difficulté, mais des amoncellements de neige poussée par le vent leur rendent la tâche de plus en plus difficile et l'allure ralentit considérablement.

C'est alors que les chevaux, visiblement très nerveux, commencent à se cabrer et Télesphore, en tentant de toutes ses forces de les retenir, comprend vite la raison de cette panique: ils sont suivis par des loups! Ceux-ci, sans doute attirés par l'odeur du cadavre, et dont on peut distinguer les ombres furtives dans la nuit blanchâtre, s'approchent lentement du traîneau, hésitant devant le bruit des grelots et le feu des lanternes. Mais les chevaux, pris d'épouvante, se mettent à galoper et en très peu de temps, le traîneau glisse sur le côté et s'embourbe dans la neige épaisse couvrant le fossé. Et le cercueil glisse alors partiellement hors du traineau. Tremblant de peur, les chevaux s'immobilisent, retenus par le lourd fardeau.

Télesphore, attrapant par précaution une lanterne, se rend alors devant les chevaux et, leur caressant l'encolure, leur parle tout doucement, ce qui a pour effet de les calmer quelque peu. Espérant bien fort que les loups n'oseraient pas s'attaquer à un tel équipage, il réussit ensuite à tirer le cercueil sur le traineau et à resserrer le câble qui le retenait. En guidant ensuite habilement les chevaux, il tire le traineau de sa mauvaise posture et reprend lentement la route sans cesser de parler calmement aux chevaux pour les rassurer.

La nuit est déjà très avancée lorsqu'il atteint enfin Maniwaki. Plusieurs hommes, réunis à l'hôtel et prêts à partir dès l'aube pour aller à sa recherche, sortent et crient leur joie en entendant les grelots percer la nuit.
L'attelage fantomatique émerge alors de la tempête et Télesphore, apercevant les hommes, leur lance un tonitruant Joyeux Noël puis, sautant du traineau, il attrape le verre de caribou bien chaud que lui tend le tenancier et le vide d'un seul trait. Inutile de dire que, malgré sa fatigue, il ne peut échapper aux questions des convives et à leur raconter son aventure, donnant tout le crédit à ses valeureux chevaux lesquels, d'ailleurs, ont droit cette nuit-là à une généreuse ration d'avoine avant de retrouver leur stalle dans la vieille écurie derrière l'hôtel.

Et quelques jours plus tard, lors des veillées du Jour de l’An, les habitants du village raconteront à leurs enfants l’aventure de Télesphore et de ses vaillants chevaux de fer.

Par Pierre Calvé



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