Ci-gît Ben David


Ce récit tiré du bulletin paroissial de l'église Saint-Pierre de Montréal le 30 mai 1915. Il est fort possible qu'il ait été écrit par  M. l'abbé Félix Legenre, premier curé de Montcerf. Ce récit n'a pas été signé.

A dix milles de Maniwaki, sur la rivière Gatineau, en plein pays à bois, est située une petite paroisse appelée Bois-Franc. Par exception à l'ensemble de la contrée, cet endroit offre un aspect régulier et forme comme un jardin privilégié au milieu de ce pêle-mêle de montagnes fantaisistes qui hachent tout le pays.

Les premiers habitants de ce vallon très fertile sont tous des canadiens émigrés des vieilles paroisses. Aujourd'hui, ils y vivent avec leurs fil s, bons chrétiens, gais travailleurs, il s sont encore progressifs et tenaces dans leurs entreprises. On attribue cettE ténacité au fait que durant leur jeunesse, les enfants sont employés à dérocher la terre, très rocheuse à certains endroits, exercice bien propre à développer une patience voisine de l'acharnement.

La culture l'été, le chantier l'hiver, voilà la vie. C'est da~s ce milieu que vivait Ben David, brave père de famille âgé de 40 ans, au temps dont nous parlons, habile à la charrue et à la hache, bien qu'il fut un sujet très disposé à la maladie de cœur. L'église de Bois-Franc n'était alors qu’une chapElle bien plus souvent muette que parlante, car on y disait la messe qu'une fois par mois. Aussi Ben, pour satisfaire sa dévotion, se rendait souvent à l'église voisine, d'où il n'était séparé que de 4 milles, à condition de passer à travers bois.

A l'église de Montcerf, le curé, qui était alors Monsieur Legendre, parlait souvent du Sacré-Coeur et de ses promesses. Un jour que Ben David entendit parler des promesses du Sacré-Coeur, il en resta tout ébahi, surtout quand il entendit en termes très clairs et très assurés la promesse des neuf vendredis. Après le sermon, il attrape M. Legendre au passage.

- Ainsi, dit-il, j'ai bien compris, n'est-ce pas? Le Sacré-Coeur a promis que si je faisais la communion neuf premiers vendredis de suite, je ne mourrais pas sans les secours nécessaires pour aller au ciel.

Oui, dit M. Legendre, c'est cela. Neuf communions à neuf premiers vendredis sans interruption et votre salut est assuré.

Ben remercia et se retira. Sa résolution était prise: ses neuf vendredis, car il voulait se sauver.

Le premier vendredi du mois suivant, un homme quittait rapidement sa demeure le matin, et, après avoir cheminé quelque temps dans le chemin du roi, il entrait sous le bois gagnant la direction de Montcerf. C'était Ben David qui commençait ses neuf vendredis. Quatre milles par des chemins pénibles, à pieds et à jeun, le bûcheron s'y lançait bien résolu de faire cet exercice neuf fois, avec cette détermination propre aux ouvriers à salaire, de faire rondement ce qui est convenu, pour recevoir ensuite, sans retrait, ce qui est promis.

 

Les mois de belle saison n'offrirent pas de bien grandes difficultés à l'ami du Sacré-Coeur. Les moi s rigoureux étaient plus de nature à ébranler sa ténacité. Mais il n'y eut jamais d'hésitation, car il était de Bois-Franc et il était franc comme le bois de ses forêts. Quand la neige ou la pluie rendait son pèlerinage excessivement pénible, il se disait que ces fatigues étaient au programme puisque Notre-Seigneur exigeait neuf mois afin d'éprouver son pèlerin a toute saison.

Un jour, qu'après une pluie abondante, toutes les herbes des champs et du bois étaient remplies d'eau, il imagine, dans sa simplicité, d'apporter avec lui une jube de robe qu'il portait dans le bois pour protéger ses habits. Mais, au sortir de la forêt, ne l'ayant pas enlevée assez tôt, les habitants l'aperçurent et furent grandement effrayés par cette femme inconnue qui, sortant du bois à cinq heures du matin, enjambait les clôtures et courait le loup-garou. Plus tard, l'affaire eut son explication. On s'amusa bien, Ben rougit, mais il accepta cette humiliation pour le Sacré-Coeur.

La fin de cette histoire arriva une vingtaine d'années plus tard, où nous trouvons Ben David à 125 milles de sa maisonnette, au chantier des MM. Edwards au Grand Lac des Écorces. C’était à l'automne avant les premières neiges. A cause de son âge et de ses connaissances, il avait l'estime du contre-maître. Celui-ci l'amena un jour avec lui pour tracer dans la forêt un chemin qui faciliterait la descente au lac des milliers de billots déjà abattus. Après une heure de marche, les jambes de Ben commencèrent à refuser leur service. Constatant leur enflure, il reconnait là une terrible "attaque" de sa maladie de cœur..

Aussitôt, on l'amène au camp et de là un solide compagnon lui est prêté pour se rendre au premier poste de voiture; au prix de mille fatigue et angoisses, que seuls connaissent les victimes de cette maladie, il parvient au relais. Là, on dépêche un courrier à son fils. En attendant, le pauvre malade n'a, pour se reposer, qu'un peu de foin dans une grange. Il entre bientôt en agonie. Il se voit, il se sent mourir. Le secours arrivera trop tard et il S'abandonne à une demi-inconscience. Tout-à-coup son regard brille, un sourire sort sur son visage. "Non, je ne mourrai pas, car je n'ai pas reçu mes sacrements, j'ai fait mes neuf premiers vendredis. Il faut bien que je vois le prêtre."

Cette pensée le réconforte, il prie le Sacré-Coeur et il attend.

Son fils arriva assez tôt pour lui être utile; avec tout le dévouement d'un fils affectueux, il avait marché deux jours et une nuit, presque sans interruption, afin que son père eût le prêtre.

"Lorsque j'arrivai, raconte le prêtre, il était très faible et me demanda les sacrements, ce que je m'empressai de lui donner. Après un peu de repos, il me dit, en phrases entrecoupées par les oscillations du cœur qui menaçaient de rompre sa vie: "Maintenant que le plus pressé est fait, je vais vous raconter quelque chose: le Sacré-Coeur a tenu parole. Je savais bien que je ne mourrais pas sans sacrements. " El il me raconta, à ma grande édification, l’histoire

Aujourd'hui, il Y a trois ans que Ben le bûcheron dort au cimetière et que son âme jouit des joies inénarrables du Sacré-Coeur; son humble croix porte l'inscription: "Ci-gît Ben David." Il faudrait ajouter en lettres d'or: "le protégé du Sacré-Coeur."

Recherche: Daniel Cécire






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